Asphalt Jungle : quand l’avenue de Friedland se transforme en billard russe
Samedi 14 juin 2025, 22 h 15, avenue de Friedland, la portion la plus clinquante du VIIIᵉ – spot selfie obligatoire pour touristes en mal d’Étoile – bascule en décor de film noir. Un chauffeur de moto-taxi file vers la place Charles-de-Gaulle, passager H24 perché derrière lui. Soudain, un cycliste décide de faire demi-tour au milieu de la chaussée, comme si Paris était un parc d’attraction privatisé pour son cardio du soir. Le pro du deux-roues tente de l’éviter, percute quand même la pédale, perd l’équilibre et explose littéralement contre le trottoir. Même avec un casque homologué, la violence est telle que sa tête embrasse un lampadaire. À 22 h 30, le motard de 39 ans est déclaré mort. Chronomètre morbide : quinze minutes pour passer de conduit à client mortuaire.
Paris, capitale du chaos circulatoire – chiffres à l’appui
La Ville Lumière adore ses trophées : gastronomie, couture, musées, et… accidents de deux-roues. En 2024, la préfecture a recensé 1 327 blessés graves impliquant motos et scooters, soit +12 % par rapport à 2023, pendant que l’usage du vélo a bondi de 34 % (Comptage Vélib’ & Data City). Traduction : plus personne ne sait qui a la priorité, mais tout le monde fonce. Et le VIIIᵉ n’est pas un back-office tranquille : sur les 635 000 véhicules quotidiens qui tournent autour de l’Arc de Triomphe, un sur cinq est un deux-roues motorisé, d’après l’Observatoire régional des transports. Côté réglementation, l’obligation de plaque fluorescente pour les motards n’a pas freiné grand-monde ; la mortalité a même glissé de 27 à 31 décès intra-muros l’an dernier. Moralité : Paris a réussi l’exploit de cumuler densité new-yorkaise, voirie médiévale et ego de grand prix moto.
Cyclistes, motards, piétons : match de boxe sans arbitre
L’accident de Friedland est l’illustration brutale de la cohabitation freestyle qui règne sur nos pavés. Le cycliste, 24 ans, a fini à l’hôpital Bichat avec des côtes en accordéon et un passage en garde à vue pour homicide involontaire. Son vélo et la Honda 750 cm³ sont désormais consignés dans un hangar des stups – oui, l’enquête mentionne un test positif aux stupéfiants, on ne vous dira pas la substance mais ce n’était pas de la verveine. Pendant ce temps, le passager, un ex-aventurier de télé-réalité (oui, celui qui avait mangé des scarabées pour TF1 en 2021), bataille entre vie et mort à la Pitié-Salpêtrière. On se croirait dans une mauvaise saison de Black Mirror, sauf que c’est la vraie vie et que personne ne sortira du décor après le clap de fin.
La mairie, par la voix de Jeanne d’Hauteserre, a déroulé le tapis rouge de la comm’ : “La circulation a été interrompue trois heures.” Merci Captain Obvious, mais on aurait préféré une annonce de pistes sécurisées ou de radars intelligents plutôt qu’un constat en mode Bison Futé. Résultat : Twitter s’est enflammé, les pros-vélos crient à la mise au pilori injuste et les motards réclament des voies dédiées. Chacun son dogme, zéro dialogue.
Quand le bitume sert de crash-test grandeur nature
On pourra toujours sortir la check-list morale : port du casque, sobriété, vitesse raisonnable, clignotant, regard périphérique, etc. La réalité, c’est que Paris est devenue un laboratoire darwinien où survivent ceux qui anticipent l’erreur des autres. Les bus touristiques rasent les bornes, les trottinettes slaloment dans la zone mortelle de l’angle mort, et les automobilistes passablement blasés se vengent au klaxon. À Friedland, la vitesse moyenne dépasse les 50 km/h malgré la limitation à 30 : chiffre extrait du capteur municipal planqué au croisement Haussmann-Berry depuis mars dernier. Pas besoin d’être statisticien pour comprendre que, entre trottoir surélevé et lampadaires dignes d’un concours d’haltérophilie, la chute est rarement bénigne.
La mort du moto-taxi : symptôme d’un service sous stéroïdes
Les moto-taxis ont dopé le transport urbain : réservation en deux clics, traversée de la capitale en 17 minutes chrono. Le marché pèse aujourd’hui 16 millions d’euros annuel, selon l’Autorité des transports d’Île-de-France, et embauche 1 900 conducteurs déclarés. Sauf que la culture de la performance chronométrée pousse à frôler la ligne rouge. L’avenue de Friedland, axe direct vers Roissy par la bretelle A1, est leur autoroute officieuse. Le chauffeur décédé trimait depuis huit ans, 800 000 km au compteur, zéros accidents graves avant ce soir-là. Comme quoi, l’expérience ne vaccine pas contre le carton.
Ce que j’en retire sous mon casque (et un peu de colère)
Pour avoir sillonné la ville des centaines d’heures sur mon vieux CB 500 – appels de phare rageurs, mains gelées en janvier, palpitations en été – je vois dans ce drame le miroir d’un système cassé. On aménage des pistes cyclables XXL sur les quais, mais on laisse des artères centrales à l’état de jungle. On brandit la “ville du quart d’heure”, tout est censé être accessible à pied, sauf que la topographie financière pousse à bosser à La Défense et à vivre à Pantin, donc à rouler. On adore l’image du cycliste écolo, on embrasse la modernité des VTC premium, mais on refuse de financer des feux adaptés aux deux-roues ou un vrai réseau de voies partagées à vitesse réduite. Alors chacun trace sa route, à coups de gants chauffants ou de chaînettes antivol, jusqu’à ce qu’un trottoir vous rappelle que la loi de la gravité, elle, ne négocie jamais.
Je ne vous fais pas la leçon. J’ai moi-même parfois gratté un feu à l’orange bien mûre, roulé sur la bande blanche pour doubler un Uber trop lent, ou zigzagué entre deux cyclistes persuadés d’être dans Amsterdam. Mais depuis samedi, quand mon moteur grogne sur le boulevard, j’entends l’écho sourd d’un lampadaire frappé par un casque, et ça me refroidit plus sûrement qu’un orage de juin. La prochaine fois que vous chevaucherez votre engin – vélo rouillé, trottinette gonflée, Ducati flamboyante – songez que sous la coque en fibre ou la visière fumée, il y a juste un crâne et 1,4 kg de gelée grise. Et qu’à Friedland, un lampadaire, ça ne pardonne pas.