Un fantôme de bronze pour une mémoire qui pèse lourd
Ils l’ont plantée là comme un manifeste silencieux. Une statue de Serge Rachmaninoff, bras levés, regard absent, trône désormais dans la cour du Conservatoire. Sculptée par le géorgien Besik Solomanishvili, cette figure pétrifiée n’est pas qu’un hommage – c’est un acte de résistance. En pleine Europe schizophrène post-2022, où tout ce qui sonne russe donne des boutons à Bruxelles, cette effigie bronze ose dire : “ici, on joue encore du Tchaïkovski sans se faire traiter de collabo”.
Quand Alexandra Conus Rachmaninoff, l’arrière-petite-fille du compositeur, s’est pointée pour l’inauguration, elle n’a pas caché son émotion. Elle a parlé d’une âme slave vivante, d’un esprit protecteur. Des mots peut-être un peu pompeux… mais en vrai, quand tu rentres dans ce conservatoire, t’as vraiment l’impression que le passé te fout une claque.
Rachmaninoff, réfugié parmi d’autres
Tout commence avec une révolution — celle de 1917. Lénine fait sauter la banque, et 500 000 Russes débarquent en France, les poches vides mais les valises pleines de Chopin. Au fil des ans, les conservatoires russes fleurissent à Paris comme des champignons après la pluie. En 1931, l’unification se fait sous la houlette de Serge Rachmaninoff. Le Conservatoire Russe devient Rachmaninoff, et s’installe dans ce bâtiment qu’on croirait sorti d’un vieux roman de Dostoïevski version Paris 16e.
Mais l’histoire n’a rien d’une sonate romantique. En 2020, le lieu est un champ de ruines, presque abandonné, noyé sous les dettes, avec à peine une centaine d’étudiants et autant d’ampoules mortes. C’est Arnaud Frilley, producteur à la ville, qui reprend le truc. Il n’y connaissait rien à la pédagogie musicale russe, mais il s’est dit, probablement autour d’un bon bourgogne : “ce lieu ne peut pas crever maintenant”. Et il s’est retroussé les manches. Littéralement.
ADN russe, accent parisien
Aujourd’hui, le Conservatoire cartonne. 500 élèves, des profs venus de toute l’Europe de l’Est et même d’au-delà. Pas besoin d’avoir un passeport russe pour pousser les portes, mais il faut jouer avec les tripes. Ici, le piano, c’est pas pour les pianistes de salon qui alignent du Chopin façon musique d’ascenseur. La prof Marsa Todorovska, venue de Macédoine, t’explique ça sans détour : “on joue avec tout le corps. On va au fond des touches. On cherche le chant, pas l’exploit technique”.
Même ambiance chez Nicolas Kedroff, prof de balalaïka — oui, tu sais, cette espèce de guitare triangulaire improbable qu’on voit dans les dessins animés soviétiques. “C’est peut-être le seul endroit hors ex-URSS où on l’enseigne encore sérieusement”, dit-il. Il a des racines plantées ici depuis ses grands-parents. Et quand il joue, tu captes que ce n’est pas juste de la musique : c’est une survivance culturelle.
Le business model du chaos
Mais tout ça, ça se paie. Et pas avec des pièces de deux balles dans un chapeau. L’État ? Aux abonnés absents. Les subventions ? Nada. Le mécénat privé ? Très peu. Frilley balance cash : “On vit des inscriptions, des concerts qui rapportent que dalle, et des mariages dans nos salons”. Oui, on peut louer le Conservatoire pour une soirée mojito, et c’est probablement ça qui permet encore d’y enseigner la sonate n°2.
C’est beau la culture à la française. Une main sur le cœur, l’autre dans le tiroir-caisse.
Et puis l’Ukraine est arrivée
Février 2022. Poutine envahit l’Ukraine, le monde s’enflamme, et le Conservatoire Rachmaninoff voit 30% de ses élèves déguerpir. La guerre, c’est pas qu’à la télé. C’est dans les inscriptions, dans les regards qui se figent, dans les questions embarrassantes aux réunions. Frilley, lui, a tenu bon. Il a accueilli des profs et élèves ukrainiens, comme un pied de nez à la haine. Mais pas de politique dans la maison, dit-il. Le Conservatoire, c’est un sanctuaire. Même si dans les couloirs, une prof arménienne file des cours à des élèves turcs pendant qu’un serbe et un albanais préparent un duo. On a connu moins explosif.
C’est noble. C’est fou. Et c’est aussi fragile qu’un violoncelle dans un aéroport.
Une utopie qui veut se cloner à Nice
Pas encore rassasiés de ce défi parisien, les dirigeants lorgnent désormais du côté de la Méditerranée. À Nice, la Villa Paradiso pourrait devenir le clone azuréen du Conservatoire. L’idée ? Installer un Institut Rachmaninoff dans une ville qui, par hasard ou par destin, accueille déjà une grosse diaspora russe. Mais entre intentions et actes, y’a souvent quelques années-lumière… et surtout quelques millions d’euros.
Ce qu’on en retient en regardant la Seine
Le Conservatoire Rachmaninoff, c’est un paradoxe vivant. Un lieu hors du temps et du flux TikTok, où la musique n’est pas un contenu mais un art. Où l’histoire est tatouée sur les murs, et les conflits géopolitiques se glissent en sourdine sous les partitions. Est-ce qu’un tel lieu a encore sa place dans un monde saturé d’algorithmes, de clashs sur X et de reels où des influenceurs te vendent la dopamine comme de la lessive ?
Moi je dis : heureusement que ça existe encore. Heureusement qu’un Conservatoire peut survivre à la chute des empires, aux dettes abyssales, à l’indifférence des politiques, et même à la guerre. Et si t’as deux oreilles et un peu de curiosité, tu ferais bien d’y passer. Juste pour entendre ce que ça fait quand un peuple exilé joue sa mémoire, sa douleur et sa dignité… en mode majeur.