Un sabotage collectif à peine déguisé
Ce qui se passe est à la fois grotesque et fascinant : on est littéralement en train de siphonner le service public sous les yeux de tout le monde. Sylvain Raifaud, président de l’Agemob, parle de vandalisme “trois fois supérieur” à la normale. Traduction : c’est le chaos. Pas le chaos punk à chiens sympa avec un concert improvisé à Jaurès. Non. Le chaos moche, bureaucratique, lent et très français.
Les vélos sont secoués jusqu’à se détacher de leur borne, puis embarqués comme des pizzas Uber. Ils sont ensuite baladés pendant 24h avant que leur système ne se bloque automatiquement, après quoi ils sont balancés dans un caniveau, un square ou, soyons fous, dans la Seine. Et le pompon ? Il n’y a même pas de puce GPS sur ces vélos. Rien. Nada. Juste de la tôle et un bout de plastique. Comment un projet à plusieurs millions peut ignorer un truc aussi basique qu’un tracker ? C’est comme vendre des iPhones sans batterie. C’est une blague, mais elle ne fait rire personne.
Où sont les vélos ? Personne ne sait, et ça arrange tout le monde
Ce qui est absolument magique, c’est cette espèce d’opacité presque poétique qui entoure la disparition des vélos. “On ne sait pas où sont les vélos”, lâche Raifaud avec l’air las d’un prof de techno en SEGPA. Et c’est vrai : certains soupçonnent des tutos clandestins circulant sur Telegram pour apprendre à déverrouiller les engins à l’œil. D’autres pensent à une armée de petits malins coordonnés dans un élan de flemme organisée. Bref, un complot du vélo gratos. Paris devient la nouvelle Amsterdam, mais version GTA.
On a pourtant embauché 16 personnes supplémentaires pour traquer les vélos disparus. Seize. Pour 20 000 vélos et une métropole de 12 millions d’habitants. Autant dire que c’est comme envoyer un seau contre un tsunami. Smovengo, l’opérateur privé qui gère la plateforme (et qui semble avoir autant d’autorité qu’un surveillant de collège privé), fait ce qu’il peut. Mais le système est tellement perméable qu’on dirait qu’il a été conçu pour être contourné.
Usagers frustrés, batteries à plat, service à l’agonie
Et pendant ce temps-là, les rares Vélib’ encore accrochés vivent leur propre enfer. Usés jusqu’à la jante, maltraités, rincés. Les stations se vident, les vélos restants sont défoncés, et les électriques – ceux que tout le monde veut, soyons honnêtes – n’ont même plus le temps de recharger. Résultat : t’arrives au taf déjà transpirant, avec un vélo qui te lâche à République, et une colère qui ferait passer les gilets jaunes pour une chorale de scouts.
Mais paradoxalement, les chiffres explosent : en mai 2025, Vélib’ a enregistré 16% de trajets en plus par rapport à mai 2024. C’est là que l’absurde devient sublime. Plus de monde utilise un service qui marche de moins en moins bien. C’est du masochisme urbain, de l’art contemporain sur roues. On en est à un point où l’usager devient le seul rempart entre le vélo et le bitume, le seul acteur encore lucide dans ce théâtre de l’absurde.
Le rêve vert qui rouille sur le trottoir
Vélib’, c’était censé être un bijou de la smart city, la revanche du cycliste urbain contre le tout-voiture. Mais ce rêve s’effondre lentement dans une odeur de fer rouillé et de gestion publique à la dérive. Ce n’est pas une guerre ouverte, c’est un suicide collectif en trottinette. Et au fond, c’est peut-être ça le plus flippant : l’indifférence avec laquelle tout le monde regarde le service se faire saboter. Comme si on avait accepté que la ville ne fonctionnera jamais correctement, et qu’il fallait juste « faire avec ».
Est-ce qu’on a trop misé sur l’idée de partage sans jamais penser à la responsabilité ? Probablement. Est-ce qu’on est foutus à force de croire qu’un vélo sur borne est un vélo en sécurité ? Absolument. Est-ce que j’ai, moi-même, déjà utilisé un Vélib’ déverrouillé à l’arrache qui traînait au bord du canal ? Je plaide coupable. Mais je l’ai rendu, moi. Pas dans un bel état, certes, mais au moins je l’ai pas noyé.
Et maintenant ? On pédale dans le vide
Alors voilà : on a voulu faire de Paris la capitale du vélo urbain, mais on a oublié que le bitume, ça se mérite. On a oublié qu’un service public, ça s’entretient, ça se protège, ça s’améliore. Et surtout, ça s’adapte. Là, on est en train de coller un pansement Hello Kitty sur une fracture ouverte, pendant que le patient continue de courir le marathon.
J’adorerais vous dire que tout ça va s’arranger, que les communes vont “mieux surveiller les stations”, que la police municipale va devenir une brigade de la pédale. Mais on sait très bien que non. Alors en attendant, je vais continuer à chercher des Vélib’ comme un orpailleur cherche de l’or, à me casser les dents sur des pédales bancales, et à rager en silence à chaque station vide.
Parce qu’au fond, on l’aime, ce foutu Vélib’. Même rouillé, même fatigué, même cabossé. Il fait partie du décor, comme les rats du métro ou les touristes paumés devant la carte du bus. Alors tant qu’il y aura un vélo à peu près droit et une station pas totalement défoncée, je continuerai à pédaler. Par fierté. Par masochisme. Ou juste pour éviter le RER.