Un mur, des cerisiers et des souvenirs
La fresque n’est pas juste un mur avec des petits cailloux colorés collés dessus. C’est un foutu phare dans une mer de béton anonyme. On y traînait, on y parlait, on s’y asseyait, on y organisait des fêtes de quartier. C’était un repère, une scène improvisée, un fond de story Insta avant l’heure. Un lieu où le gris du quotidien se faisait la malle le temps d’un moment. Et surtout, c’était accessible à tous, même sans carte UGC illimitée ou brunch à 23 balles.
Myriam, résidente depuis 1987, l’a appris lors d’une réunion publique où l’aménageur avait déjà « oublié » de mentionner le mur. Le plan ? Le faire sauter pour faire passer une voie. L’ironie, c’est que cette même rue Jean-Cottin, avec ses cerisiers et ses bancs de fortune, est justement ce qui donne une âme au quartier. Et c’est ça qu’on veut flinguer, sans sommation, comme un vieux tag sur une palissade.
Gianferrari, le mosaïste que Paris préfère oublier
Il y a des artistes qu’on encense une fois morts, et d’autres qu’on enterre une seconde fois par négligence. Gianferrari, c’est un peu des deux. Ce gars a pondu des œuvres monumentales sur trois continents. À Auroville, en Inde, il a fait ériger une urne contenant de la terre de tous les pays du monde (rien que ça). À Haïti, il a signé le plafond du Panthéon national. À Grenoble, le sol géométrique de la mairie a carrément été classé monument historique. Mais à Paris, on préfère jouer les amnésiques sélectifs, surtout quand un carrelage vieux de 40 ans fait obstacle à un tuyau d’égout.
La fresque de La Chapelle est pourtant bien de lui. Il aura fallu l’acharnement d’une ex-documentaliste de la bibliothèque Forney pour retrouver son nom après des mois à fouiller les archives. Christine, pour ne pas la nommer, a retourné des boîtes comme d’autres retournent des opinions. Et elle a fini par mettre la main sur le saint Graal : le nom de l’artiste, son héritier, et la preuve que ce mur n’est pas un vulgaire décor de cour de récré.
Résilience 18 : David contre les bétonneurs
Le collectif Résilience 18, une bande de poètes urbains, de mamies enragées et d’habitants debout, mène une guerre de tranchées contre la Ville. Ils ne demandent pas la lune, juste de ne pas sacrifier un pan d’histoire vivante pour une bouche d’égout. Et ils ne sont pas seuls. Le designer Pierre Gonalons, le mosaïste Verdiano Marzi, et une demi-douzaine d’autres pointures ont pris fait et cause pour ce mur. Même le Guide du Routard, pas vraiment réputé pour ses prises de position militantes, y a vu une “surprenante déco” qui valait le détour.
Le petit-fils de Gianferrari, Oris, entre en scène fin 2024. La Ville, condescendante, lui propose de réutiliser les matériaux pour construire une autre œuvre, comme si on suggérait à un restaurateur étoilé de recycler ses restes pour une soupe populaire. On lui écrit que le mur n’a jamais été commandé officiellement, qu’il était “provisoire”, et que, de toute façon, les égouts doivent passer et les pompiers doivent rouler.
Égouts, pompiers et mauvaise foi
L’argument technique est aussi bétonné que le trottoir de la rue Jean-Cottin : impossible de faire passer les égouts ailleurs, dit-on. Mais bizarrement, des solutions alternatives émergent. Deux ouvertures dans la fresque ? Refusées. Passage par une autre rue ? Trop cher. Utilisation d’un autre tracé ? Irréaliste. À chaque proposition, la Ville sort une nouvelle carte « impossible », comme dans un mauvais jeu de société où le perdant est toujours le patrimoine.
Résilience 18, eux, continuent d’opposer la poésie à la tuyauterie. Ils avancent, creusent, creusent encore, tandis qu’en face on érige des murs administratifs plus durs que ceux en briques. Ils vont jusqu’à interpeller la députée Danièle Obono, qui se fendra d’un courrier bien senti. La Commission du Vieux Paris, ce tribunal esthétique semi-occulte, est appelée en renfort. Verdict attendu, mais en attendant : le marteau-piqueur plane comme un vautour.
La beauté sacrifiée sur l’autel du pragmatisme
Ce qu’il y a de plus dégueulasse dans cette affaire, ce n’est même pas l’urbanisme brutal. C’est le mépris de classe qui suinte à chaque ligne du projet. On parle de désenclaver un quartier, mais ce qu’on désenclave surtout, c’est la possibilité d’évacuer tout ce qui fait tache dans une carte postale gentrifiée. Ce mur, ce n’est pas juste de l’art. C’est une balise, un refuge, une anomalie esthétique pleine de souvenirs et d’humanité, et ça, dans l’urbanisme technocratique, ça ne rentre pas dans les cases.
Le quartier de La Chapelle ne demande pas la Légion d’honneur ni un centre commercial bio. Il demande juste qu’on arrête de le traiter comme une zone à récurer avant Airbnbisation. Ce mur, c’est une déclaration d’existence, un cri figé dans la pierre, un graffiti de mosaïque face à la logique froide des tuyaux et des normes de voirie.
Ce que j’en pense, sans tourner autour du pot
Moi, ce mur, je ne l’ai jamais vu. Et c’est justement ça qui me rend fou. Parce qu’il fallait qu’on parle de sa mort annoncée pour que j’en entende parler. Combien d’autres trésors invisibles s’effondrent en silence pendant qu’on se paluche sur des “tiers-lieux” sponsorisés par des banques ? Ce quartier, c’est Paris aussi. Pas une coulée verte en carton ou un spot à bobos. Un vrai quartier, avec ses rides, ses galères, ses éclats de lumière.
Et franchement, si ce mur tombe, on n’aura même pas droit à un scandale. Juste une absence de plus dans un décor de plus en plus interchangeable. Alors ouais, je vais aller le voir. Avant qu’il ne soit réduit en poussière. Et toi, peut-être que tu devrais en faire autant. Parce qu’un jour, on se réveillera dans une ville propre, lisse, moderne… et morte.